La M-Santé
Par Sebastien BRUNET et DAVID LARDIES-GARCIA
La e-santé, ou santé numérique, recouvre les domaines de la santé qui font intervenir les nouvelles technologies de l'information et de la communication. Ce terme regroupe ainsi un ensemble de techniques de pointe qui peuvent être divisées en plusieurs catégories, dont les deux piliers principaux sont la télémédecine et la M-santé.
En forte croissance sur les dix dernières années, la e-santé ouvre de nouvelles perspectives pour les assureurs. Cet article a pour but de faire une introduction au concept de M-Santé, mesurer son état d’avancement en France ainsi que les impacts actuels et à venir pour le secteur de l’assurance santé.
Qu'est ce que la m-santé ?
La M-santé est la catégorie de la e-santé qui regroupe l’ensemble des objets connectés et des applications mobiles liées à la santé et au bien-être. Les évolutions technologiques des dernières années ont permis de développer des applications et des dispositifs, tels que des montres, bracelets ou bagues connectés qui mesurent le rythme cardiaque, le taux d’oxygénation sanguine, le taux de glucose, le cycle menstruel ou les périodes d’éveil et de sommeil, ouvrant une nouvelle ère dans le domaine du bien-être. Les dispositifs de marque tels que Fitbit, Garmin et Apple Watch permettent aux patients d'être plus autonomes dans la prise en main de leur santé, et sont de plus en plus perçus comme des outils complémentaires utiles à la prise en charge des patients. Les échanges d'informations entre ces derniers et les professionnels de santé contribuent également à fluidifier les parcours de soins, à améliorer l’adhésion des patients aux conseils de prévention et d’hygiène de vie, permettant ainsi d’optimiser les tarifs et les coûts des services liés à la santé
Un marché en plein essor
Les initiatives dans le domaine de la santé numérique, portées notamment par les GAFAM, se sont multipliées ces dernières années. Alphabet, la maison mère de Google développe
ainsi une pluralité de projets : traitement de données de santé, allongement de la vie, prévention et traitement des cancers (Calico), cartographie de la santé humaine (Baseline), développements de dispositifs médicaux connectés ou de robots chirurgicaux (Verily). Facebook, Apple ou des assureurs s’orientent quant à eux vers le suivi de l’activité physique au moyen d’objets connectés.
Le cabinet américain Frost & Sullivan a estimé dans son rapport Global Health Outlook 2020, à 234,5 milliards de dollars la valeur du marché mondial de la santé numérique d’ici 2023, en hausse de près de 160% par rapport à 2019. Dans le détail, Frost & Sullivan prévoit une hausse du marché des infrastructures d'analyse du big data en santé, de 16 milliards de dollars en 2018 à 39 milliards en 2023, soit un taux de croissance annuelle moyen de 19% sur la période. Cette hausse est notamment portée par le développement de la télémédecine et des objets connectés de santé, qui devraient représenter 3,6 milliards de dollars sur le seul marché nord-américain en 2020.
Cette croissance, ainsi que l’intérêt accru des géants du numérique, s’explique par la nécessité de fournir des prestations médicales de meilleure qualité à un prix "abordable et soutenable", dans un contexte de vieillissement de la population et de croissance exponentielle des maladies chroniques tel que le diabète, qui atteint selon l’OMS environ 9% de la population mondiale. Ces changements démographiques impactent fortement une multitude de secteurs de l’économie, dont celui de l’assurance santé. Ainsi, l’allongement de l’espérance de vie - qui n’est pas forcément synonyme d’un gain d’années en bonne santé - change les profils de risque pour les différentes tranches d’âge, et implique une adaptation des porteurs de risque, qui se voient obligés d’innover dans un secteur très réglementé.
Données santé et nouveaux business models
Rappelons avant toute chose que l'assurance est une activité qui repose essentiellement sur la collecte et l’analyse de données afin d’évaluer un risque, dans le but de proposer des solutions apportant une réponse adaptée au besoin de couverture contre la survenance de celui-ci. Cette approche traditionnelle de l’assurance, que nous pouvons qualifier de curative, s’appuie essentiellement sur l’analyse actuarielle des données historiques du risque à couvrir.
Avec l’explosion des données de santé collectées grâce aux objets connectés, associées aux nouvelles techniques de l’intelligence artificielle, les assureurs sont désormais en mesure d’ établir de nouveaux modes de tarification davantage basée sur les comportements des assurés, ou encore leur état de santé, que sur l’analyse de la survenance du risque passé. Ceci leur permet de passer d’une approche curative à une approche préventive, voire même prédictive du risque.
Surgissent alors de nouveaux modèles économiques reposant en grande partie sur la valorisation des données des utilisateurs. Les modèles d’assurance comportementale, déjà en vigueur dans le monde de l'assurance automobile avec le “pay as you drive” arrivent ainsi dans le secteur de l’assurance santé. En effet, de nouveaux modèles de risque de type “pay as you live”, qui récompensent les comportements vertueux en termes de santé, sont déjà une réalité, notamment aux Etats-Unis :
- L’assureur américain John Hancock propose à ses assurés un bracelet connecté Fitbit ou une Apple Watch dont l’utilisation permet d’obtenir des points en fonction du nombre de pas effectués ou de calories brûlées ; si l’objectif mensuel fixé n’est pas atteint, l’assuré doit s’acquitter d’une pénalité de 15 dollars.
- L’assurtech Oscar Health encourage au travers de son application mobile la pratique d’une activité physique en récompensant les utilisateurs qui atteignent un objectif de nombre de pas par jour en leur offrant des coupons Amazon allant jusqu’à 100 USD / an. Le tracking s’effectue grâce à une synchronisation automatique de l’application avec Apple Health ou Google Health.
Bien que différents dans leur mise en œuvre, ces programmes ont un double objectif commun. En s’appuyant sur des innovations technologiques leur permettant de prévenir les risques et réduire les coûts des prestations en luttant contre des comportements non “vertueux” de leurs clients, les assureurs sont en mesure d’améliorer la rentabilité de leurs portefeuilles. Les services de prévention, qui prennent le plus souvent la forme d’applications fournissant des recommandations permettant aux usagers de prendre en main leur santé, offrent également la possibilité de se différencier de leurs concurrents, et d'attirer une clientèle souvent plus jeune.
La m-santé en France
Le marché français de la complémentaire santé se caractérise par une standardisation des offres, causée notamment par une réglementation toujours plus encadrante. Les contraintes réglementaires poussent les organismes complémentaires à innover afin de proposer des services de plus en plus personnalisés à leurs clients, leur permettant ainsi de se démarquer de la concurrence.
L’assureur Alan propose par exemple l’ « Alan Map », une carte permettant à ses assurés de connaître en quelques clics les tarifs et niveaux de remboursement des médecins, généralistes comme spécialistes. L’application propose également un service de prise de rendez-vous en ligne, suite à un partenariat conclu avec Doctolib.
Le modèle “pay as you live”, décrit précédemment, commence également à être intégré par certains acteurs du marché : Generali France propose à ses clients entreprises le programme Vitality, visant à améliorer le bien être de ses salariés. Le concept consiste à inciter les salariés à prendre en main leur santé via des programmes personnalisés accessibles par smartphone et avec des récompenses à la clé : les membres du programme bénéficient d’une aide à l’achat d’objets connectés, et de bons de réduction chez les partenaires santé et bien être de l’assureur.
L'administration publique quant à elle a fait part de sa volonté d’améliorer les parcours de soins grâce au numérique en votant en 2018 la loi Ma Santé 2022, dont l’un des objectifs majeurs est de “Placer la France parmi les pays à la pointe de l’innovation en santé”. Parmi les initiatives, la mise en place d'ici le 1er janvier 2022 d’un compte personnel unique donnant accès à chaque Français à un portail personnalisé de services : dossier médical partagé, applications de santé référencées, messagerie sécurisée…
Au niveau européen, certains systèmes de santé ont pris de l’avance : l’Autriche par exemple, a lancé en décembre 2015 le dossier de santé électronique ELGA, utilisé aujourd’hui par plus de la moitié de sa population. Le National Health Service (Royaume Uni) et DeepMind (devenue filiale de Google), ont lancé en 2017 Streams, une application mobile s’appuyant sur des modèles prédictifs permettant de détecter en avance des maladies comme les lésions rénales aiguës, difficiles à diagnostiquer, mais qui affectent un dixième de la population.
Ethique et implications réglementaires
L’augmentation exponentielle des données de santé pose la question de leur confidentialité. Les données de santé désignent, pour reprendre la définition de la CNIL, les données relatives à la santé physique ou mentale, passée, présente ou future, d’une personne physique (y compris la prestation de services de soins de santé) qui révèlent des informations sur l’état de santé de cette personne.
En offrant gratuitement l’accès à un service et en récoltant en contrepartie des données d’usages et comportementales, les objets connectés permettent de regrouper l’ensemble des données collectées auprès de leurs utilisateurs. Ainsi, selon Célia Zolynski « les objets connectés exposent les individus à des risques d'atteintes majeures à leurs libertés et droits fondamentaux dès lors que le modèle économique des acteurs du secteur repose sur l'exploitation de leurs données. Les données émises puis corrélées entre elles – voire avec d'autres données – permettront une identification de leurs habitudes de vie très précise pouvant générer des risques de discrimination induits par ces nouveaux profilages d'une finesse sans précédent ». Il devient en effet tout à fait envisageable qu’un jour un assureur soit en mesure d’exploiter ces données afin connaître l’état de santé de ses assurés, et donc fixer le prix des cotisations en fonction du risque de maladies, alors que le secret médical a justement pour but de protéger les personnes malades afin qu’elles ne soient pas discriminées à cause de leur maladie.
Qualifiées de “sensibles”, les données de santé relèvent aujourd’hui d’un régime juridique particulier. L’utilisation restreinte et la sécurisation spécifique des données de santé sont ainsi encadrées par différents textes de loi.
En France, même si aucune régulation spécifique du profilage en matière d'assurance santé n’a été mise en place, il existe une multitude de textes de loi visant les risques de discrimination à raison de l’état de santé en matière d’assurance santé. La loi Evin, qui permet aux anciens salariés de conserver, sous certaines conditions, la mutuelle santé collective dont ils bénéficient avec leur entreprise, interdit la tarification basée sur des données médicales. De son côté, l’article L. 110-2 du Code de la mutualité stipule que les mutuelles ne peuvent fixer les cotisations en fonction de l’état de santé de l’adhérent. Nous pouvons également citer une proposition de loi déposée à l’assemblée en janvier 2019 visant à interdire l’usage des données personnelles collectées par les objets connectés dans le domaine des assurances.
Conclusion
En définitive, la forte concurrence que se livrent les acteurs du marché, associée à l’encadrement du secteur par les autorités de contrôle et régulation poussent les assureurs à trouver de nouveaux terrains de différenciation, tels que la télésanté, les services de prévention et d’accompagnement, de réseaux de soins ou encore l’utilisation innovante des données personnelles. Parmi ces nouveaux services, l’utilisation des objets connectés est appelée à se développer fortement ces prochaines années.
L’augmentation exponentielle des données de santé générées par ces objets d’un nouveau genre offre des opportunités technologiques jusqu’à ce jour inédites pour l’assurance santé. Ces opportunités se situent au cœur même du métier d’assureur : connaître le risque pour établir une tarification adaptée mais également lutter contre des comportements non « vertueux » des assurés pouvant nuire à la rentabilité des portefeuilles.
Néanmoins, la possibilité d’établir des profils d’assurés grâce aux données collectées et aux techniques de l’intelligence artificielle peut venir bouleverser les conditions d'accès et la tarification des contrats, impactant in fine le droit à la protection de la santé. La réglementation déjà existante sera alors amenée à s’adapter afin de garantir les droits des assurés et créer un sentiment de confiance vers ces nouvelles technologies, tout en sanctionnant d’éventuelles dérives.
Se pose également la question du coût pour l’environnement, l'énergie et les émissions de gaz à effet de serre nécessaires pour la fabrication des objets connectés et le stockage de données seront directement proportionnelles à leur utilisation. Sommes-nous prêts à payer ce prix ?
SOURCES
Jean-François Poletti, Le Futur de L'Assurance Santé - Deloitte.
Lucile Brand, Xiyao Yu, Etude Assurance Santé France 2018 - KPMG, Octobre 2018
ADP Assurances, Oscar, le nouvel Uber de l’assurance santé ?
Marie-Céline Ray, Les nouvelles technologies au service de la santé, 1er juillet 2019
Guillaume LEROUX, Florian Besnier, Mayeul Riblier, Diversification de l’offre des assureurs santé, A Capella Consulting, 2021
Marion del Sol, La réglementation française de l’assurance santé à l’épreuve des objets connectés et des pratiques de profilage, HAL, 23 Octobre 2019e